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Sur les chemins des Pyrénées Table ronde avec Marie Bruneau et Bertrand Genier, Jean Cazaban et Jean Eimer : Apprendre à voir et à sentir
Le 2 juin. 2023, se tenait dans la médiathèque de Laruns, une table ronde où se nouait un dialogue autour des Pyrénées et des manières de les ressentir en partant sur les chemins. Trois livres entraient en dialogue : celui de Jean Cazaban, Au-delà des horizons. Atlantique-Méditerranée, Haute Route Pyrénéenne - 30 jours (MonHélios, 2020) ; celui de Jean Eimer, Une traversée - Les Pyrénées de Hendaye à Banyuls par le GR10 (Cairn, 2021) et celui à deux voix de Marie Bruneau et Bertrand Genier, Ici commence le chemin des montagnes (Cairn, 2020). Quatre auteurs qui ont tous fait une traversée des Pyrénées et qui révèlent leur attachement profond et sensoriel aux chemins de montagne qu’ils ont parcourus.
L’une des particularités premières de l’ouvrage de Marie Bruneau et Bertrand Genier, c’est qu’il est écrit par une designer et un architecte et designer et ce n’est pas si fréquent que des designers écrivent sur les montagnes.
« A l'heure des grands changements et des interrogations légitimes sur l'avenir de notre climat, comment imaginer, se projeter et rendre désirable le paysage de demain ?
Comment regardons-nous Les montagnes, aujourd’hui ? Qu’est-ce qui nous trouble, nous émeut, nous étonne ? Où voyons-nous la beauté ?
lls sont peintres, dessinateurs et artistes marcheurs, photographes et cartographes, géologues, voyageurs, etc. Certains sont intervenus de manière éphémère ou pérenne dans le paysage, d’autres se sont consacrés à la représentation des montagnes, d’autres encore ont fait œuvre utile en apportant une contribution déterminante pour la connaissance et l’image des Pyrénées.
Le projet consiste à interroger, en même temps, la montagne et l’art.
[...]» [https://www.image-nature-montagne.com/edition-2022/conferences/ici-commence-le-chemin-des-montagnes/].
Interroger la montagne et l'art
Cette présentation de leur projet résume bien celui-ci et c’est de cet ouvrage fait sur les chemins qu’ils nous parlent. L’idée, très belle et novatrice, est d’aller sur des sites correspondant à des représentations artistiques qui en ont été faites. Mettre en regard une gravure, un tableau, une photographie, et le site. Démarche esthétique et démarche responsable qui, en « interrogeant, en même temps, la montagne et l’art », nous fait réfléchir au sens de tous les changements intervenus, à notre responsabilité et aussi à la manière dont l’art (et la littérature en fait partie) est un outil de préservation et réveille les consciences. Leur démarche est résumée par Renaud de Bellefon : « se confronter en allant sur les lieux qui les ont inspirés, à des œuvres artistiques et, chemin faisant, interroger à la fois notre présence sur le lieu, notre regard sur la nature et sur l’art. Chaque présentation d’œuvre, donne lieu, dans le livre, au récit de la recherche du lieu source de l’inspiration artistique. Le terrain s’enrichit de leurs connaissances et savoirs, tout en facilitant leur compréhension » [https://blog.salondulivre-pyreneen.fr/ici-commence-le-chemin-des-montagnes-marie-bruneau-et-bertrand-genier].
Partant d’une citation en guise de titre de chapitre, les auteurs nous donnent à penser à notre relation à la montagne et à ses habitants. Ainsi la partie 4, « à moins qu’un animal, muet, levant les yeux calmement nous transperce », citation du poète allemand Rainer Maria Rilke qui nous conduit vers des photos nocturnes de regards animaux, dont les yeux éclairés par le flash de l’appareil photo, effectivement « nous transpercent ». Regard échange qui s’accompagne de la pensée de Jean-Christophe Bailly dans Le versant animal, qui est cité en ouverture à ces représentations animales : « Les animaux assistent au monde. Nous assistons au monde avec eux, en même temps qu’eux » (Bailly, in Bruneau et Genier, 404). Ces caméras automatiques placées en forêt pour capter la présence animale, le regard animal, nous offrent autant de points lumineux qui nous éclairent sur le regard animal que pourtant la caméra cachée efface en en faisant le reflet de sa lumière artificielle. Et pourtant ces regards que l’on ne voit pas, nous transpercent, car derrière la lumière qui cache le vrai regard, c’est une émotion que l’on ressent. De ces photos techniques à des peintures romantiques et à un tableau de Brueghel l’Ancien, représentant « L’entrée dans l’Arche », les images ajoutées au poème de Rilke et à la pensée de Bailly, se suffisent pour créer une émotion qui devient conscience d’un partage de l’espace avec les autres animaux. Les auteurs n’interviennent pas; ils laissent le regard animal nous transpercer.
De Rosa Bonheur, la plus grande peintre animalière du XIXème siècle, c’est un tableau sans animaux que les auteurs ont choisi : « Les Pyrénées au Cirque de Gavarnie », petit tableau dont un détail est choisi pour la quatrième de couverture du livre. En analysant ce petit tableau de jeunesse avec une grande finesse, les auteurs révèlent leur démarche : comprendre dans le regard de l’artiste la place que l’on a dans le monde, avoir conscience de notre présence au monde. Ce tableau de Rosa Bonheur qui, au lieu dépeindre l’immensité du paysage qu’elle voit depuis le sommet du Bergons, « resserre, recadre », démontre ceci : «Être ici, ce n’est pas seulement projeter son regard dans le très-loin, c’set en même temps se sentir au milieu du tout-proche » (74).
Apprendre à marcher et à voir
Ce livre nous append à marcher et à voir. « L’espèce humaine commence par les pieds », dit la citation de André Leroi-Gourhan extraite des Racines du monde, qui ouvre la partie 3. S’y côtoient la photographie de Russell dans son sac de couchage en peau d’agneau, prise par Maurice Meyt, une photo de Richard Long représentant un campement dans la Sierra Nevada en Espagne, un sentier de montagne dans la vallée de Lutour avec un muletier (peint par Victor Galos), le symbole du Romantisme qu’est la tableau de Friedrich, Le voyageur contemplant une mer de nuages, qui fait face à une photographie de Margalide Le Bondidier représentant son mari « Louis au campement » . Cela fait suite à un chapitre sur Lucien Briet et Albert Gusi. Comme une planche contact, « quelques ‘figures prélevées dans les photographies de Lucien Briet» (234-235) : des Pyrénéens et des Pyrénéennes qui posent dans leurs montagnes. La vie dans des images immobiles et pourtant qui racontent la vie de la montagne. Ce qu’il y a de commun entre toutes ces représentations, c’est l’indissociable connexion entre l’homme et la femme, et la montagne. En prenant l’art comme guide et la marche comme instrument de vision, les deux auteurs montrent ce sens du lien que les œuvres et les paysages leur ont révélé : « C’est une évidence : des liens tissés entre les choses, les êtres, les événements et les histoires se répondent, au-delà des disciplines, par-dessus les siècles » (622). Quand ils parlent de leur démarche dans la salle fermée, nous sommes dans la montagne dans leurs pas où l'art et la nature guident ensemble. Le foisonnement d'images que l'on découvre dans le livre se retrouve dans leur voix et dans leurs mots ce jour-là.
Les quatre auteurs qui présentent leurs livres et surtout parlent de leur passion pour les Pyrénées dans cette table ronde, sont réunis par la montagne, par la traversée des Pyrénées et par le fait que tous ont écrit sur leur aventure et leur perception de la montagne à la suite de cette traversée (Jean Cazaban et Jean Eimer présentent leurs ouvrages consacrés à leur propre traversée des Pyrénées et Marie Bruneau et Bertrand Genier ont également écrit un ouvrage retraçant leur traversée et qui s’intitule : 55 jours, une traversée des Pyrénées de l’Atlantique à la Méditerranée, (Cairn, 2012). Ils sont surtout réunis par leur capacité à ressentir et à montrer les liens entre les choses et les êtres.
Regarder, sentir, écouter
Jean Eimer, présente Une traversée - Les Pyrénées de Hendaye à Banyuls par le GR10 (Cairn, 2021). Il a déjà réalisé la traversée des Pyrénées en 1986 mais c’était pour d’autres raisons. « Non, Jean Eimer n’a pas réitéré sa performance sportive et journalistique de 1986, lorsque, grand reporter au journal « Sud Ouest » - dont il était l’une des plus talentueuses plumes - il avait relié Hendaye à Biriatou via le fameux GR 10, avec son balisage rouge et blanc, créé en 1947 par le Comité national des sentiers de grande randonnée » [https://www.sudouest.fr/culture/litterature/edition-jean-eimer-nous-ramene-sur-le-gr-10-entre-hendaye-et-banyuls-7467145.php]. Il reprend les textes publiés à l’époque dans le quotidien Sud-Ouest mais il les a réorganisés comme un récit.
En écoutant Jean Eimer et Jean Cazaban, on est frappé par la manière dont leurs propos se croisent et se répondent. Il y a la même insistance sur le fait de sentir la montagne. Leurs styles sont différents mais leur amour de la montagne et leur capacité à la ressentir se retrouvent en chacun d'eux.
Passionné des Pyrénées, Jean Cazaban est présenté ainsi par son éditrice : « Montagnard accompli, il est en quête d’absolu : admirer un paysage, sentir le vent, écouter le silence, être libre ». En écoutant Jean Cazaban ce 2 juin 2023, lors de la table ronde au cours de laquelle il parlait de son livre Au-delà des horizons. Atlantique-Méditerranée, Haute Route Pyrénéenne - 30 jours (MonHélios, 2020), on pouvait avec lui et dans ses mots « sentir le vent, écouter le silence, être libre » (4ème de couverture). 770 km parcourus en 30 jours, 43 615 mètres de dénivelé cumulé. Mais ce n’est pas d’exploit sportif qu’il est question. C’est d’une communion avec la montagne, d’une connexion avec chaque élément et chaque être de ces Pyrénées qu’il a parcourues d’ouest en est avec amour : pour les sentir, les voir, les écouter. Il en a fait un livre, non prévu au départ. « Un mot par mètre de dénivelé », dit-il. Quelle plus belle façon d’allier écriture et montagne ?
Comme ses senteurs, ses sons et ses silences, les couleurs de la montagne sont dans la voix de Jean Cazaban. Il est peintre par les mots : les bleus de la montagne dans son chapitre « Montagne bleue » nous montrent un tableau en camaïeu : « L’heure est au bleu sur fond bleu quand terre et ciel s’accommodent », écrit Henry Bellan-Hutchery dans sa postface (189). On suit Jean Cazaban dans ce monde bleu, couleur du rêve, couleur de la communion de la terre et de l’air quand l’air peint les montagnes en bleu dans le lointain, couleur du passage du jour à la nuit et encore, on pense à Russell, « Du bleu dans la nature ».
La beauté de la montagne et sa défense aussi, dans la simple description de sa beauté et le ressenti de ceux et celles qui parcourent ses chemins. Cette table ronde a aussi laissé entendre la voix passionnée, musclée parfois, de spectateurs amoureux et défenseurs de la montagne. Des Interventions importantes du public qui, après avoir écouté les auteurs parler de la manière de ressentir la montagne, de la raconter et de la peindre pour la protéger, laissaient à chacun un sujet de réflexion concernant la préservation des rivières, leur pollution par des décharges et notre engagement.
Ces trois ouvrages, en racontant des expériences personnelles vécues dans la montagne, nous invitent, en ressentant chaque élément de la montagne, en la partageant avec ses habitants, humains et non humains, à la protéger et à la défendre contre toutes les attaques.
Marie Bruneau et Bertrand Genier, Ici commence le chemin des montagnes, Cairn, 2020.
Jean Cazaban, Au-delà des horizons. Atlantique-Méditerranée, Haute Route Pyrénéenne - 30 jours, MonHélios, 2020.
Jean Eimer, Une traversée - Les Pyrénées de Hendaye à Banyuls par le GR10, Cairn, 2021.
Compte rendu rédigé par Françoise Besson