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Olivier Lafaye : « Des quartiers entiers de San Francisco sont aujourd’hui la propriété de Béarnais »
Olivier Lafaye est historien amateur, écrivain et trésorier de l'association Écrire la Nature. Il a publié, en 2019, un ouvrage sur Les Béarnais de San Francisco (Cairn, 2019). Il a raconté samedi 18 juin, tout un pan de l’histoire de la Vallée d’Ossau, lorsque des milliers de Béarnais ont quitté leur terre natale pour les Etats-Unis, à partir du milieu du 19e siècle. « J'ai cherché à cerner un ensemble de destins » dit-il.
Comment vous-êtes-vous intéressé à cette histoire ?
J’avais entendu parler de parents qui parlaient de parents lointains partis en Californie. A la fin des années 1960 et au début des années 1970, la Californie était une véritable attraction. Woodstock, les musiques américaines, le mouvement hippie. J’étais étudiant en histoire à Bordeaux. Curieux, je suis parti en Californie grâce à une Bourse du Rotary Club de Pau. Personne n’avait jamais écrit sur les Béarnais partis à San Francisco. Je croise Rudolph M. Lapp, un spécialiste des Noirs-Américains en Californie. « Tu veux parler des Basques ? », s'étonne-t-il. « Ah non ! Des Béarnais ! ». J’ai trouvé des archives qui remontaient aux années 1850. Le fonds était assez riche. Et par l’entremise de la consule, j’ai fini par rencontrer mes premiers Béarnais à San Francisco. Je me suis aperçu, en consultant d’autres sources, qu’il y avait là une histoire incroyable.
Comment les Béarnais étaient-ils arrivés à San Francisco ?
L’histoire débute au moment du Gold Rush, la ruée vers l’or. La Californie est devenu un Etat Américain au début de 1848. Quelques mois après, un Suisse qui avait créé une ferme dans une montagne près de San Franciscon découvre des paillettes d’or, et puis des pépites d’or.
Pas d’internet, pas de radio, pas de télévision, à l’époque. Mais la nouvelle fait le tour du Monde, en quelques mois. Elle est relayée dans l'Hexagone par des rapports du consul de France : il explique au gouvernement français qu’il existe une terre d’or, une terre promise à quelques milliers de kilomètres de la France.
La France est en pleine Révolution, en 1848. La crise économique est dure. Le gouvernement se dit que c’est une bonne façon d’envoyer à l’étranger des gens dont on ne sait pas quoi faire en France. Cette nouvelle fait écho, ici en Béarn. Car si l’aîné hérite de la ferme et des rares terres cultivables et exploitables, on ne sait pas quoi faire des autres bouches.
Le gouvernement français, relayé par des fonds privés, va payer des gens pour les inciter à partir en Californie.
J’ai consulté les rolls (les listes) : des Béarnais partent sur le premier bateau, en 1849. Dès qu’ils arrivent en Californie, ils se dirigent vers les mines. Ils s’opposent aux Irlandais pour la propriété du sol et donc de l’exploitation de l’or. L’armée américaine va intervenir pour les séparer.
D’autres Béarnais arrivent et se rendent compte que la vraie mine d’or, ce ne sont pas les mines d’or…mais San Francisco.
Que faisaient-ils ?
Les premiers Béarnais travaillaient essentiellement dans les services, comme la restauration et le jardinage. Jusqu’à la prostitution : des prostituées de France, notamment des Béarnaises, étaient envoyées en Californie. Cette deuxième immigration s’implante à San Francisco et va faire souche.
Dans les années 1850, jusqu’en 1870, des gens arrivent et travaillent à la force de leurs mains. On trouve aussi des gens qui occupent des professions intellectuelles : avocats, banquiers.
Quelques Béarnais vont émerger dans ce pays de liberté totale, où règne le far west. Un banquier d’Oloron va s’associer avec un autre Béarnais parti à Sacramento. Ensemble, ils vont être parmi les grands financeurs des chemins de fer américains sur la partie ouest.
D’autres développent des hôtels et font venir des familles, alors que les problèmes économiques continuent en France, jusqu’à la fin 19e et au début du 20e. Les archives de l’église Notre-Dame-des-Victoires de San Francisco consignent tous les mariages, baptêmes, décès. C’est une population jeune, qui a tout à espérer en venant en Californie.
Les premiers blanchisseurs apparaissent. C’était un métier sous-traité à des gens qui travaillent durs. Des Béarnais, des Chinois, des Irlandais, des Japonais y travaillaient 14 heures par jour.
1870 est le vrai lancement des blanchisseries. L’afflux de Béarnais est de plus en plus régulier et important. Ils trouvent tout de suite un métier et un logement. Ils peuvent continuer à parler Béarnais, et n'ont pas besoin d’apprendre l’anglais. Du dortoir, ils descendent directement au travail.
Y a-t-il des vestiges de cette histoire, aujourd’hui à San Francisco ?
Une sculptrice américano – japonaise raconte l’histoire de San Francisco sur une fontaine située sur Union Square. On y lit « the French laundary ». C’est la seule trace de Français à San Francisco. Il y aura, dans les années 1920, 186 blanchisseries à San Francisco. Plus d’une centaine étaient des blanchisseries béarnaises.
Plusieurs Béarnais veulent devenir les maîtres de la communauté française de San Francisco pour participer au pouvoir dans la ville, voire l’exercer. Ils s’opposent à une autre grande communauté de la ville : les tanneurs originaires d’Aveyron, de culture très différente. Les Aveyronnais sont plutôt ouvriers, à gauche. Les Béarnais sont plutôt conservateurs.
La Ligue Henri IV est créée en 1884. Elle est très combattue par les Aveyronnais. Les Béarnais sont quasi tous dans la ligue Henri IV, qui s’affiche comme un vrai pouvoir. C’est une société de bienfaisance, qui est très riche aujourd’hui. Les deux communautés (aveyronnais et béarnaise) ont chacune un journal quotidien. Ils s’invectivent par journaux interposés pendant 20 ans, pour que l’identité demeure. C'est aussi une façon de garder le pouvoir au sein de la communauté.
Les choses évoluent au début des années 1900. De grandes blanchisseries industrielles américaines se développent. Le pouvoir américain donne l’obligation de se syndiquer. Cette mesure est insupportable pour les patrons des blanchisseries béarnaises. Les Béarnais et les Chinois s’affrontent contre les syndicats américains, jusqu’en 1914. Ces Béarnais n’avaient pas pris la nationalité américaine. Le mot d’ordre surgit, alors : tout le monde doit devenir américain. Ils commencent peu à peu à perdre leur identité béarnaise. Un seul Béarnais rentre en 1914 pour faire la guerre en France. Ils seront un peu plus nombreux, en 1917.
Très peu de Béarnais sont revenus, ensuite. Les nouvelles générations ont de nos jours tendance à revenir trouver leurs racines. Aujourd’hui, des quartiers entiers de San Francisco sont la propriété de Béarnais.
C’est une histoire attachante, une micro histoire qui s’inscrit dans un schéma universel, le phénomène plus global de la migration.
Retranscription et photos : Q.G