John Muir, stupéfait de la beauté de la vallée ossaloise
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Arpenter les espaces américains, “c’est savoir regarder”

« Savoir regarder ». Françoise Besson a trouvé les mots justes pour unir les mots de Kathleen Dean Moore, Nick Neely, et Scott Slovic.

Françoise Besson est professeure émérite au département des études anglophones à l’université Toulouse Jean Jaurès. Elle a traduit les interventions des trois auteurs américains invités, lors de la conférence d’ouverture « arpenter les espaces américains », à la médiathèque André Labarrère de Pau, jeudi 16 juin.

Celle-ci inaugurait le premier Festival « Ecrire la nature », prélude à trois jours de rencontres, de balades poétiques, en vallée d’Ossau.

Le bouleversement climatique a figuré au cœur des échanges. Quel est le rôle de l’écrivain dans ce monde blessé ? Comment peut-il agir, par ses mots et son écriture ?

Nick Neely, dont le premier ouvrage Coast Range a été finaliste du prix John Burroughs de l'écriture sur l’histoire naturelle, évoque John Muir, pionnier compère de la création du Festival. C’est en effet en lisant Un été dans la Sierra de l’auteur éponyme sur les sentiers d’Arriutort, en vallée d’Ossau, que Cédric Baylocq Sassoubre eut l’idée de créer le Festival.

« Un jour, John Muir rampe jusqu’au bord des chutes de Yosemite, d’où il peut tomber 900 mètres en contrebas » raconte Nick Neely. « Il monte au sommet d’un sapin. Il veut éprouver, dans sa chair, un orage en montagne, comme s’il tanguait sur un navire. L’expérience et la vue sublimes l’intéressaient, appréhendées comme le sommet du monde naturel ».

L’espace, le temps et les lieux sont différents. La médiathèque de Pau. Le 21e siècle n’est pas le 19e siècle. Mais Muir est toujours là, auguste personnage dans un coin de l’affiche du Festival, lumineux dans les mots des écrivains qui le racontent aujourd’hui, sublime dans ses descriptions de la nature.

Nick Neely a disséqué "l’anatomie du sublime". Il décrit les instants littéraires où les grands espaces le tutoient. « Ces passages sont un crescendo, un moment symphonique, pour emprunter au champ lexical de la musique. L’effet est de créer la sensation de la chair de poule ».

L’entrelacement des sublimes

L'enseignant au département de Creative Studies de l’Université de Californie convoque Kant, qui soulignait deux nuances de sublime : le mathématique, et le dynamique.

Le premier dit la « confrontation avec une scène si extraordinaire qu’elle ne peut être complètement comprise : les Pyrénées, ou les grands espaces américains, à l’image du Yosemite ».

Il approfondit : « L’une des tâches de l’écrivain environnementaliste est de montrer que le sublime mathématique n’existe pas seulement dans les vues des montagnes, dans les vastes déserts, dans l’étonnante fécondité biologique. Chaque scène, quelle que soit sa beauté, est d’une infinie complexité ».

Il nous invite à changer de focale. « C’est seulement en regardant de plus près ou, peut-être, en prenant un peu de recul, que se révèle le sublime mathématique. Il est à la fois merveilleux et terrifiant, comme un labyrinthe de perception ». Conclusion : « Jouer avec l’échelle est un aspect fondamental de l’écriture de la nature ».

Quant au sublime dynamique, il a rapport avec « la peur que nous éprouvons face à la puissance énorme de la nature », dit l’écrivain en empruntant les mots du chercheur spécialiste d’esthétique Arnold Berléant. Le sublime dynamique, c’est par exemple « l’orage que Muir traverse du haut d’un pin, ou la confrontation avec un ours, symbole de l’énorme puissance du monde naturel ».

Chemise à carreaux bûcheron d’où pointe d’une poche à rabat un crayon de bois, Nick Neely poursuit son voyage dans les dédales du sublime en évoquant le temporel. « Peut-être le plus « puissant » de tous. Une préoccupation existentielle ».
Il fait siens les mots du critique Philip Shaw : « Le sublime questionne notre capacité à discerner les frontières ou les limites spatiales et temporelles ».

Les limites physiques pour mieux se comprendre soi-même

Enfin, Nick Neely décrit le « concept de sublime négatif ». « C’est le sublime de l’Anthropocène ». Il cite Arnold Berleant. « Si nous regardons autour de nous, nous voyons que ce qui était supposé être la nature primitive est en partie détruite ou transformée par l’action anthropique. Le sublime, dans son acception négative, n’est pas causé par la grandeur de la nature décrite par Kant et Burke, mais plutôt par l’excès négatif produit dans un environnement humain : les gratte-ciel, les catastrophes environnementales ».

Nick Neely a expérimenté dans sa chair cet entrelacement des sublimes, du naturel et du négatif. Il a entrepris un trek de 12 semaines de San Diego à San Francisco, 960 kilomètres sur les traces de la première expédition espagnole en Californie (1769). Il a étreint les grandes autoroutes le long de la côte Ouest. Son récit, Alta California, est devenu un best-seller. Ce dialogue entre les sublimes « n’est pas difficile à trouver », dit-il, « si vous faites quelques recherches, si vous apprenez sur la façon dont l’usage de la terre a changé, sur son meurtre et les déplacements qui en ont découlé presque partout ».

Ses mots font écho à ceux que Kathleen Dean Moore rappellera un peu plus tard, que si l’écrivain doit dire la beauté naturelle du monde, il doit dire, aussi, sa destruction. Il doit dire qui le détruit. Pourquoi ? Pour nous élever, in fine, « contre ces destructions ».

John Muir est comme une figure tutélaire pour nos auteurs américains. Dans les pas de Nick Neely, Scott Slovic conte l’aventure vécue par Muir, en 1871, sur une cascade à Yosemite. Alors âgé d’une trentaine d’années, il rampe sur une corniche de quinze centimètres. Il veut,« littéralement être immergé dans la nature », observer le clair de lune dans les reflets de l’eau assourdissante et éclatante de cette majestueuse cascade.

Scott Slovic : « A son amie Jeanne Carr, John Muir disait : « Combien peu nous connaissons de nous-mêmes, de nos attirances et de nos répulsions profondes, de nos affinités spirituelles ! Comme il est intéressant qu’un homme se mette à réfléchir à ses relations avec l’esprit du rocher, et de l’eau ».

Il continue : « Muir et d’autres écrivains américains de sa trempe testent leurs propres limites physiques et émotionnelles dans ces aventures extérieures. C’est une manière, pour eux, de se comprendre soi-même d’une façon plus profonde ».

Ecrire dans l’esprit de John Muir

Scott Slovic est professeur de littérature, environnement et société à l’University de l’Idaho. Il est un pionnier de l’écocritique. « L’écocritique ne se contente pas de rester dans l’analyse abstraite » explique Françoise Besson. « Elle analyse la littérature environnementale, mais aussi toute littérature qui donne une place à la nature. Elle montre le rapport entre la littérature et les problèmes liés à l’environnement. Elle souligne, aussi, l’idée fondamentale d’engagement ».

Scott Slovic, dont l’ouvrage Going away to think vient d’être traduit par Françoise Besson (Voyager pour penser, Presses Universitaires du Midi, à paraître à l’automne prochain), a élaboré l’idée de « narrative scholarship ». Cette « recherche narrative » désigne l’idée que « l’analyse théorique s’accompagne de récits personnels. Ceux-ci illustrent la philosophie de cette littérature de la nature, et montrent le lien entre la situation et l’action de chacun et la situation de la planète », développe Françoise Besson.

Comme il l’a écrit dans son essai A New Literary History of America, Scott Slovic souligne l’importance de la mise à l’épreuve du corps dans l’écriture : « Muir a échappé à un danger qu’il a lui-même créé. Il serait aisé de considérer cette littérature comme un frivole divertissement pour des aventuriers de salon. Mais cela va plus loin que cela : la recherche des rencontres avec l’altérité extrême, avec l’inconfort, avec la désorientation est régulièrement présente dans la littérature environnementaliste américaine. Comme si de telles rencontres donnaient de la signification à la vie humaine ».

Il replace ses lunettes sur son nez et rappelle que les aventures de Muir à Yosemite dévoilent « une aspiration à ne pas accepter la beauté dans une perspective de confort et de sécurité ». « Cet élan pour encapsuler la signification de l’expérience humaine dans sa relation à l’univers physique plus large est l’une des préoccupations constantes de la littérature américaine », expose Scott Slovic, « surtout dans la littérature de la nature et de la littérature environnementaliste ».

Il a lui-même participé, en 2013, à la fondation du cycle d’enseignement « Semester in the Wild » au sein de l'Université de l'Idaho. « Ce programme universitaire se déroule dans l'un des endroits les plus sauvages des Etats-Unis au sud de l’Alaska, au centre de l'Idaho. Nous nous rendons dans ces stations de recherche avec des avions de brousse pour enseigner. Les étudiants passent trois mois au cœur d’une région montagneuse rude ».

Ils côtoient « des aigles, des lions de montagne, des ours, des loups, etc… ». Ils étudient « l’écologie, les politiques de ressources naturelles, l’encadrement en extérieur, l’écriture et l’histoire environnementales ».

Scott Slovic, qui a écrit un article universitaire « Enseigner avec des loups », apprend à ses étudiants « à écrire comme John Muir. Non, plutôt, à écrire comme eux-mêmes, mais dans l’esprit de John Muir ».

Il développe : « Raconter des histoires de leurs aventures extérieures. Présenter les idées scientifiques de manière claire et vivante. Dire la vérité à ceux qui détiennent le pouvoir. Élaborer des témoignages personnels éloquents, qui peuvent être envoyés, comme des lettres, à des responsables officiels de sociétés ou de gouvernements, ou qui peuvent être prononcés oralement lors de réunions publiques ».

Les quatre dons de l’écrivain

Ces propos sont complétés par Kathleen Dean Moore qui, inspirée par l’écrivain Robin Kimmerer, dévide les quatre dons que possède selon elle l’écrivain.

1) Le don de la mémoire : ce qui reste et ce qui a disparu. « Notre travail est de témoigner de ce qui est maintenant perdu, et de ce qui est, peut-être bientôt, perdu à jamais ».

Des exemples ? « Accrochez-vous aux souvenirs d’un torrent au libre cours ». « Ecrivez sur les merles en vol, qui tournoient au-dessus des marais aussi profonds que l’horizon ».

Ouvrez grands vos yeux et saisissez un stylo – ou un clavier. « L’humanité aura besoin de se souvenir des merveilles du monde naturel. Sinon, nous ne saurons pas comment mesurer notre terrible perte ».

2) Le don de l’imagination. « Ré-inventez tout. Ré-imaginez ce que cela signifie de vivre une belle vie – question plus vieille que les Grecs, et à laquelle répondent maintenant presque exclusivement les annonceurs publicitaires ». Au micro, Kathleen Dean Moore lit la feuille qu’elle avait préparée. Elle est convaincue. Elle est convaincante. « Imaginez de nouveaux rêves. Ré-imaginez l’histoire de la nature humaine pour remplacer le portrait dessiné par le capitalisme, des consommateurs radicalement égoïstes et éternellement insatisfaits ».

3) Le don du sens de l’émerveillement. « Les mots les plus importants qu’un écrivain peut mettre sur le papier sont : « regardez ce matin, contentez-vous de regarder, cette lumière humide, ce trottoir mouillé, comme si vous n’aviez jamais vu un matin auparavant ».

En un sens, gardez l’émerveillement propre aux yeux de l’enfant. Et Kathleen Dean Moore de terminer, en français. Tout cela est « sacré ».

4) L’écrivain a le don du mégaphone. Le stylo de l’écrivain est un porte-voix dont l’écho résonne partout sur la planète. Nos trois auteurs américains ne sont-ils pas venus nous visiter en vallée d’Ossau, parce qu’ils écrivent ?

« Annie Dillard conseillait d’écrire comme si votre lecteur était en train de mourir. Nous devons écrire, maintenant, comme si la planète était en train de mourir. Que diriez-vous à un monde, beau mais qui convulse et titube ? »

Découvrir la beauté sauvage du monde

Un peu plus tard, elle répondra à une question du public. Il est trop tard pour écrire des livres, « nous devons encourager nos étudiants à écrire des pamphlets, à écrire des articles, dans des magazines, sur les réseaux sociaux ». Le dérèglement climatique requiert une écriture encore plus active et plus immédiate que les livres. En somme : inonder les canaux par lesquels les gens s’informent, pour prendre conscience de ce qu’il se passe. Et agir.

Kathleen Dean Moore conclut son intervention en citant François Busnel. « Cette wilderness (cette nature sauvage) est tapie au cœur du monde comme elle est tapie en chacun de nous. Il nous faut la découvrir avant qu’il ne soit trop tard ».

A vous de jouer, donc. A vous d’apprendre à vos amis, à vos collègues, à vos frères et sœurs, à vos enfants, de savoir regarder. « Notre but, c’est de sauver tout ce que nous aimons trop pour le perdre », dit Kathleen Dean Moore.

Arpentez les grands espaces, aux Etats-Unis, ou chez vous. Arpentez les librairies aussi. Observez les mots comme vous observez un paysage. Et venez l'an prochain à la seconde édition du Festival Ecrire la Nature, pour faire les deux !

(Un très grand merci à Françoise Besson pour la traduction).

Textes et photos : Q.G

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