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Kathleen Dean Moore : Sisyphe, la méduse, le pygargue et le climat
Que peut l’artiste, que peut l’écrivain à l’époque du changement climatique ? Kathleen Dean Moore, écrivaine, philosophe et naturaliste est activement engagée dans la défense de la nature sauvage. L’autrice du Petit traité de philosophie naturelle (Gallmeister) et Sur quoi repose le monde (Gallmeister) livre des réponses concrètes, des réflexions, orales et écrites, qui lui ont valu le well deserved Prix spécial du Jury.
Kathleen Dean Moore a la sagesse propre à certains philosophes. Ses métaphores éclairent la réalité. Elles inspirent, aussi. Elle cite Nietzsche. « Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité ».
« Ça veut dire quoi ? » s’interroge l’autrice américaine, en même temps que les yeux de l’assemblée dessinent des points d’interrogation face à cet axiome abscond. « Et j’ai pensé à la gorgone Méduse ».
Une première métaphore, donc. « Cette femme aux cheveux de serpent et au visage si horrible que vous vous transformez en une pierre si vous la regardez droit dans les yeux ».
Kathleen Dean Moore trace le parallèle avec la situation urgente que nous vivons : nous sommes des pierres quand nous regardons, pétrifiés, l’effondrement climatique, l’extinction d’espèces, l’alerte rouge à la canicule qui était tombée la veille au soir.
« La crise est si terrible, si complexe, si interconnectée que les gens se sentent impuissants. « Je ne sais pas quoi faire », me disent-ils constamment ».
Et voilà que l’autrice de Riverwalking (1996, non traduit) et The Pine Island Paradox (2004, Sur quoi repose le monde), convoque Persée, qui arrive avec son épée magique, ses sandales ailées et son bouclier.
« Persée pointe son bouclier poli comme un miroir devant le visage de Méduse. Il voit son propre reflet dans le bouclier et décapite Méduse, avec son épée ».
Transformer la tristesse en action
Le reflet que mire le bouclier, c’est le reflet de l’art, dit-elle. « Le bouclier magique permet de voir tout ce qu’il y a de nocif dans ce monde, sans le regarder en face, sans en être paralysé. Les arts offrent une autre approche, une autre visualisation. Notre travail d’écrivain est d’ouvrir le cœur des gens sans le leur briser. C’est le devoir des artistes de montrer les défis d’aujourd’hui d’une telle façon que les gens ne soient pas paralysés ».
Kathleen Dean Moore rapporte l’état d’esprit d'une majorité de citoyen(ne)s. Impuissance. Tristesse. Désespoir. Découragement. « C’est terrible. Ces gens regardent droit dans les yeux de la méduse ».
Comment l’écriture de la nature peut-elle aider à transformer notre tristesse face au changement climatique en action ? demande Françoise Besson, qui anime la rencontre. Françoise traduit, dans la foulée, comme depuis trois jours, et trois nuits (de préparation). « Distinguons, d’abord, tristesse et désespoir. Bien sûr, nous ouvrons notre porte à la tristesse, à la douleur, qui doivent être magnifiques, en proportion de la magnitude de la perte que l’on subit. Mais nous devons fermer la porte au désespoir ».
Kathleen nous glisse à l’oreille, comme un puissant murmure : « Ne laissez pas entrer le désespoir dans votre maison ! La douleur reconnaît la valeur de la perte. Elle lui donne un sens. Le désespoir dit que cela n’a pas de valeur, ni de sens ».
Sisyphe heureux car c’est LA bonne chose à faire
Elle se saisit de son dernier livre : Take Heart, Encouragement for Earth’s Weary Lovers (Courage, encouragement aux amoureux de la terre fatigués, non traduit).
Sur la couverture, une personne, soutenue par un lapin bleu, et encouragée par deux oiseaux, pousse un cœur blessé vers le sommet d’une montagne. Sisyphe. « Travailler, encore et encore ». Et recommencer, encore et encore, quand le coeur se brise sur les actions qu'il faudrait entreprendre mais qui ne sont pas entreprises. « Parfois, nous nous disons que cela ne sert à rien. Mais nous devons faire ce travail car c’est LA bonne chose à faire. Parce que le travail en vaut la peine ».
Elle paraphrase Albert Camus : « Nous devons imaginer Sisyphe heureux ».
Les yeux bleus de Kathleen brillent de 75 ans de passion, de son enfance dans l’Ohio à l’enseignement de la philosophie à l’université de l’Oregon, où elle donne des cours sur l'éthique environnementaliste et la philosophie de la nature.
Un peu plus tard, dans l’église de Bescat, elle lira : « Comme le disait Dostoïevski, « il nous faut aimer la vie plutôt que le sens de la vie ». Il nous faut aimer la vie par-dessus tout, et de cet amour naîtra peut-être un sens. Mais « si cet amour de la vie disparaît, rien ne peut nous consoler ».
Elle se lève, parfois, s’approche d’une personne qui pose une question. Comme pour réduire la distance : quelques pas qui disent un lien et une solidarité. Comme pour nouer un lien, encore plus fort : quelques pas qui remercient de l'écoute, et de la remarque. Ses mots semblent dessiner les contours d’un optimisme.
« La vie a une valeur. La vie a un sens. La vie est belle. Défendez-la même si vous avez à pleurer pour le faire ».
Mais comment être optimiste dans cette situation ?
L’action seul remède au désespoir
« Je crois que l’espoir est surévalué » dit-elle. Elle invite, une nouvelle fois, à désosser les mots.
« Si vous avez l’espoir, vous vous dites que les choses vont se passer au mieux et que vous n’avez plus rien à faire. Donc vous ne faites rien ». L’espoir aveugle.
« Si vous êtes désespérés, vous dites que ça n’ira pas mieux, quoi que vous fassiez. Donc vous ne faites rien non plus ». Le clairvoyant désespoir.
Elle invite à saisir un interstice : l’intégrité morale. « Ne pas faire quelque chose pour en tirer quelque chose. Mais le faire car c’est LA chose à faire. Quel que soit le résultat ».
L’action, remède au désespoir. Le poids de la plume.
Elle pourrait écrire des romans. Elle écrit des essais. « Le mot « essai » vient « d’essayer » rappelle-t-elle. Peut-être bien qu’elle nous l’apprend d’ailleurs, à l’aune de nos sourires : nous n’y avions pas pensé.
Une métaphore, encore. « Quand je pense à un essai, je pense au fish hawk, cet oiseau américain ».
La salle se démène, ensemble, pour traduire. C’est d’abord un martin pêcheur, puis un balbuzard, puis un aigle des marées. Le fish hawk plane au-dessus de l’eau. « Il observe. Il est patient, mais il a faim, aussi ». Une lueur, à la surface de l’eau. « Il replie ses ailes et plonge ». Ses serres ligotent un poisson. « C’est un moment dangereux : il est constitué d'une telle façon qu'il ne peut pas détacher ses serres de sa proie ».
Kathleen interroge : « N’est-ce pas similaire au travail d’un essayiste ? »
Peut-être que le martin pêcheur va attraper un petit poisson, qu’il ramènera au nid.
Peut-être que le balbuzard va attraper un poisson plus gros, qu’il luttera pour le ramener au nid.
Peut-être que l’aigle des mers va attraper un poisson trop gros, et qu’il va se noyer.
Le sens, toujours le sens, et la raison d’être
« L’essayiste observe patiemment ce qui se passe à la surface des choses. Il décrit une expérience. Soudain, il aperçoit une ombre, à la surface. Il plonge dedans, pour y pêcher la signification de l’expérience, sous la surface ». Pour emmailloter la raison d’être.
Une question dans la salle. Les métaphores se superposent. « Vous êtes le bouclier ou l’épée qui va couper la tête de Méduse ? »
Kathleen se lève et s’approche, une nouvelle fois, pour toucher la question du doigt. Elle dit. « Les écrivains sont le bouclier. Les activistes sont l’épée ».
La question doit cheminer dans son esprit. Deux minutes plus tard. « Que les journalistes, que les écrivains écrivent des histoires si féroces et puissantes qu’elles deviennent des épées ».
Elle lit, en français, les mots dessillés dans le mystère sous la surface de l’eau, les mots qu'elle a composés corps et âme pour éviter la noyade d’une pêche trop lourde.
« La marée tourne toujours. C’est toujours le cas. Jusqu’au moment où elle arrive au point le plus bas, la marée tourne. Et se tourner vers la justice et la santé à cause de l’attraction de vos cœurs forts. Vous pouvez être la lune, vous pouvez être le soleil, vous êtes le cœur ardent de la terre. Ensemble nous renverserons la marée ».
Une voix, au fond de salle, entre les applaudissements qui sonnent la faim de la rencontre. « Je crois que l’oiseau dont vous parlez, c’est un pygargue, en fait ».
Texte et photos : Q.G
Photos disponibles en HD.